Le rendez vous a lieu à Berlin au Neues Museum, cet été au mois d’août. Berlin, ville unique qui a subi plus d'un « sale tour », a survécu, scindée, reconstruite, recomposée. Berlin, livre à ciel ouvert, stratifiée à chaque page parle du passé, de présent et d'avenir.
La reine d’Égypte est là devant moi, à quelques centimètres. Face à face troublant. Presque à huis clos, conversation sans parole, regards lointains. Néfertiti est bien loin des sables de Tell el Amarna. Je suis moi même bien loin de chez moi. Je suis en vacance (s), elle est assignée à résidence sur l’île des musées, à Berlin depuis 1924.
C'est le moment privilégié pour re-questionner, le temps, l'espace, l'histoire, les histoires, la culture, l'architecture, la scénographie, le rapport aux œuvres, à l'art et à l'espace public. Voici quelques images et commentaires autour de ce moment de ressourcement important pour alimenter mon travail de DESIGNER et de professeur.
Chronologiquement, la balade commence par la « Kolonie Rupenhorn » (1930 – architectes Erich Mendelsohn, Hans et Wassili Luckhardt) et l'ensemble « Onkel Toms Hütte » (1926 - architecte Bruno Taut). Décidément le Bauhaus en ce début du 20 ème siècle s'y connaissait en matière de couleur, de logement collectif, avec un sens précis des proportions, des vides et des pleins. Miraculeusement ces quartiers ont survécu au milieu des arbres.
Puis le quartier du Hansaviertel, lieu de l'Internationale Bauausstellung (IBA) de 1957 (Exposition internationale d'architecture) témoigne de la radicalité du mouvement moderne, sens du détail, béton qui vibre, bandeaux de fenêtres, pilotis, halls d'immeubles larges lumineux et accueillants.
Rendez vous avec Alvar Aalto, Egon Eiermann, Walter Gropius, Willy Kreuer, Oscar Niemeyer, Pierre Vago.
La promenade se poursuit le long de la Havel vers le Nord au Lac de Tegel avec le mouvement postmoderne. C'est le résultat de l'Internationale Bauausstellung (IBA) de 1987 ... La bibliothèque Humboldt (1987 – architecte Richard Moore) est maintenant emplie de livres et de lecteurs. Je l'avais vue, vide en chantier en 1988 !
Jeux de fenêtres, d'échelles, de balcons, citations formelles mondialisées ; à priori le postmodernisme n'est pas ma tasse de thé, sauf que là, c'est puissant, bien fait, généreux. Comme si à Berlin, ce mouvement prenait une autre ampleur.
Comment citer des formes historiques pour faire exister à Berlin un passé qui a été détruit ? L'exercice prend ici un sens particulier, au point de devenir une obsession lorsque les berlinois ont décidé en 2013 de reconstruire à l'identique le château historique de Berlin (résidence principale des Hohenzollern avant la première guerre mondiale). Ce château avait été détruit, rasé et remplacé en 1976 par le palais de la République de RDA). Faut-il que toutes les utopies, les ambitions architecturales et politiques aient disparu pour qu'on reproduise aujourd'hui sans sourciller un modèle baroque du passé impérial. On serre gravement les dents et au final on est rassuré que la façade arrière du château soit traitée autrement, sans chichi...
Le travail de mémoire se fait ailleurs et autrement. Évidemment la mémoire à Berlin est lourde mais elle n'est pas planquée en arrière plan. On pense immédiatement au Mémorial aux Juifs assassinés d'Europe (Denkmal für die ermordeten Juden Europas) (2005 – architecte Peter Eisenman) où 2 711 stèles en béton constituent un labyrinthe en lieu et place de l'ancien bunker de Goebbels..... Le musée juif (2001 – architecte Daniel Libeskind) oscille entre mémorial, musée, expérience sensorielle. Il montre quelques éléments choisis de la vie quotidienne, une cuillère, une lettre, un vêtement et la rencontre opère au niveau de l'entrecroisement de 3 axes : axe de l'exil, axe de la continuité, axe de l'holocauste. Les visages métalliques crient sous nos pas (installation « Fallen leaves » de Menashe Kadishman).
Plus discrètes, les « stolpersteine », pierres d'achoppement, c'est-à-dire les pierres sur lesquelles on trébuche sont de petits pavés imaginés par l'artiste Gunter Demnig avec le nom gravé et la date de déportation de familles juives. Devant l'université Humboldt, c'est une bibliothèque engloutie et qui nous parle de l'autodafé des livres du 10 mai 1933 (artiste Micha Ullman).
Pas le courage d'aller au camp de concentration de Oranienbourg-Sachsenhausen.Pas le courage d'affronter le dessin méticuleux d'une architecture destinée à tuer en masse. Pas le courage d'affronter la géométrie de ce camp triangulaire qui cite pour mieux enfermer et anéantir le demi cercle de la cité idéale de Claude Nicolas Ledoux à Arc et Senans.
La mémoire fait aussi exister des fantômes et le mur de Berlin est l'un d'eux. Difficile d'en retrouver la trace exacte et pourtant il se manifeste encore régulièrement. D'un côté : les faux airs de New York, des petits "gratte-ciel", du verre, des briques ; c'est sonore, animé, ça hurle du côté de la Potsdamer Platz. De l'autre côté, c'est massif, figé, un peu vide parfois ou alors empli de piétons encore hagards qui déambulent sur l'Alexander Platz... Il paraît que se développe l'ostalgie (néologisme désignant la nostalgie de l'ancienne Allemagne de l'Est). Plus aucune trace des cornichons du Spreewald (« Spreewälder Gurken »). Voir le film « Goodbye Lénine » (2003 – réalisateur Wolfgang Becker)
De tous ces espaces construits, recomposés, ré-investis et imaginés se dessinent trois concepts forts qui imprègnent la ville de façon récurrente.
Il y a quelque chose qui tournerait autour de la « centralité impactée » (je n'ai pas trouvé mieux pour exprimer l'idée). La coupole du Reichstag (1999 – architecte Norman Foster), les puits de lumières des Galeries Lafayette (1996 – architecte Jean Nouvel), , la couverture de l'espace intérieur du Sony Center (2000 – architecte Helmut Jahn et Arup) sont à chaque fois d'importants éléments architecturaux centraux, rayonnants, aériens, qui pèsent quand même sur nos têtes parfois de façon imposante et inquiétante. À chaque fois, c'est officiellement pour faire entrer la lumière mais on peut y voir autant d'éclairs, d'explosions, de parachutes qui s’abattent sur l'espace urbain...
Quelque chose tournerait aussi autour du kaléidoscope, du fragment, de l'image morcelée qui recompose un ensemble. Je suis preneur d'un mot plus approprié pour cela aussi si certains ont repéré les parois émiettées du Sony center, ou encore du magasin de Jean Nouvel ou aussi dans le cône inversé et constellé de miroirs au dessus de la salle parlementaire du palais du Reichstag...
Enfin, s'expriment assez souvent la notion de limite, de frontière, sous la forme particulière de passages, interstices, coupures...
Pas besoin d'explications complémentaires, chaque exemple parle seul et exprime à chaque fois une variation plus ou moins intime, sociale ou historique de ces phénomènes.
De façon plus légère, j'avais de multiples rendez-vous à Berlin avec les musées.
Tout d'abord, les entrées des musées comme premier élément d'accès aux trésors entreposés. Comment échapper à la queue, au vestiaire, à la fatigue, à la traditionnelle boutique en sortie, aux tablettes tactiles et audio-guides ?
Classique, grandiose et un peu ringarde, l'entrée du Bode Museum (1904) est la figure de proue de l’île des musées. On y entre très vite, absorbés par un hall énorme, rapidement conduits vers de nombreux espaces plus petits, conviviaux, humains et thématiques. On découvre ensuite avec surprise : le passage d'une voie de chemin de fer à l'arrière (ancienne voie ferrée Paris Moscou) initialement prévue comme une mise en scène du musée mondialisé.
Il y a ensuite la « James-Simon-Galerie », (2019- architecte David Chipperfied) qui unifie l'accès au Neues Museum et au Pergamon (encore en travaux). C'est efficace, fort pratique, spacieux, bien équipé avec auditorium et terrasse panoramique, lumineux mais pas rigolo du tout.
Plus discrète est la nouvelle entrée du musée historique de Berlin (2003 – architecte Leoh Ming Pei, celui même qui a fait la pyramide du Louvre. Quand je vous disais que les architectes mondiaux de sont donnés rendez-vous à Berlin). L'entrée du Deutsches Technikmuseum n'est pas moins spectaculaire avec son avion suspendu en surplomb de la rue.
Question scénographie, j'avais rendez vous aussi avec Wilhem Von Bode qui est un peu à la base de la scénographie lorsqu'il compose en 1904 le Bode Museum (le musée porte son nom!). De petites salles, des couleurs qui dialoguent avec les œuvres, des sols changeants pour animer la visite et surtout un accrochage aéré pour que les murs ne soient plus emplis du sol au plafond. Le principe fonctionne encore aujourd'hui. Berlin est le lieu aussi de quelques scénographie dont l'échelle est énorme : reconstitution de la porte d'Ishtar, la porte du marché de Millet, l'autel de Pergame que je n'ai pas pu voir car le musée est en travaux, les locomotives et les avions du Deutsches Technikmuseum (comment est-il possible de présenter autant d'avions enchevêtrés dans un hall vertical de la sorte?)
Dans toutes les autres expositions j'ai mesuré un usage modéré et précis des outils numériques contemporains assez judicieusement utilisés en complément de scénographies joyeuses et vivantes.
Je termine ma promenade par quelques belles émotions.
Tout d'abord la stèle de Néfertiti avec Athon et ses trois filles, celle qui parle de l'adoption par l’Égypte d'un seul dieu solaire. Cette stèle qui a orné tous nos livres d'histoire est en fait toute petite, environ 50 cm de base, mais c'est tellement concentré. Néfertiti y est de profil, ce qui est normal en Égypte antique et c'est moins impressionnant que mon face à face initial avec la reine...
Autre trouvaille de taille qui ponctue l'espace urbain : le « Schwerbelastungskörper » (« le corps de charge lourde ») avec 17 000 tonnes de béton, test grandeur nature pour la résistance des fondations d'un arc de triomphe géant imaginé par Albert Speer en 1942. Inamovible, beau symbole durable d'un échec pour construire Germania qui restera donc un fantôme...
Teufelsberg (la colline du Diable) et ses tags multicolores qui recouvrent les installations radars américaines de la guerre froide qui se superposent elles même aux gravats des ruines de Berlin que les femmes « Trümmerfrauen » ont patiemment évacués en de gigantesques collines artificielles. Le tout recouvre le chantier non terminé du bâtiment de l’université militaire et technique du troisième Reich.... Quand je vous parlais de stratification.
Un peu d'air à l'aéroport de Tempelhof, lieu du pont aérien de 1948, déclassé, à quelques pas du centre ville au sud, qui sert aujourd’hui aux joggeurs, cyclistes, cerfs volants, cirques, et jardins partagés.
Je termine par la jupe de l'ange de la colonne de la Victoire si cher à Wim Wenders (1987 - Film « les ailes du désir ») et son curieux écho avec le bâtiment de la DZ BANK sur la Pariser Platz (2000 – architecte Frank Gehry).